Archives de la catégorie ‘UZEB’

UZEB et moi – 4 – New Funk

Publié: avril 23, 2024 dans UZEB

1977

J’ai frôlé la mort. Veut, veut pas, ça laisse des cicatrices. Opération d’urgence. Une incision au scalpel pour retirer l’organe malade, putréfié, qui décharge son fiel dans mon ventre. Je me remets de tout cela magnifiquement, avec l’insouciance de la jeunesse. J’ai douze ans maman, j’ai pas peur du sang…

Pour passer le temps, durant ma convalescence, je découpe dans des magazines les paroles des chansons qui figurent dans le bilboard américain. Ensuite, je les apprends par cœur, à force de les chanter avec toute la conviction d’une adolescente qui ne connaît pourtant pas grand-chose à la vie.  

Tonight’s the night[1]

Quelque part sur la route des clubs, Alain Caron est occupé à interpréter les derniers succès du palmarès avec son groupe. Mais à chaque fois qu’il peut s’échapper, il retrouve ses disques de jazz, explorant de nouvelles techniques à la basse d’un style autrement plus funky. Le genre de truc qu’il n’arrive pas toujours à incorporer dans la musique avec le band. Il n’y a pas tellement de place à la fantaisie dans le Top Forty. Puisque de toute façon, les gens préfèrent que la musique soit identique aux interprétations originales.

Pendant ce temps, nos compères de Drummondville s’offrent toutes les libertés, quitte à faire frémir les puristes jazzophiles. Si Michel Cusson apprend note par note des solos de Charlie Parker, c’est pour mieux les comprendre et ainsi développer sa propre technique d’improvisation. On pourrait se demander alors à quel point une improvisation est-elle vraiment « improvisée »? Tout cela n’a-t-il pas été déjà expérimenté et travaillé durant de longues heures pour ressortir sur demande avec l’agilité d’un félin affranchi de tous les carcans, libéré de la mélodie qui est exposée pour être aussi vite oubliée. Alors qui dit improvisation devrait peut-être aussi bien dire composition. Le jeune Cusson a de plus en plus l’ambition de produire ses propres œuvres. Peut-être depuis qu’il a découvert à quatorze ans le jazz de Chick Corea et Wes Montgomery. Un an plus tard, il avait déjà suffisamment assimilé les principes de cette musique pour les inclure dans ses propres créations. Mais le rock n’est jamais loin, celui qui vient du bas du ventre avec ses guitares qui déflorent. Et il ne voit aucun problème à faire cohabiter les deux. Fusionner les genres. C’est dans l’air du temps. Il voit le trompettiste Miles Davis comme un pionnier dans ce domaine. Un modèle. Davis a vite compris que la musique devait évoluer avec son époque. Après avoir fait ses classes avec les plus grands, accueilli au sein des formations initiées par Charlie Parker, il devient ensuite le noyau autour duquel peuvent s’exprimer de jeunes instrumentistes encore inconnus. Mais plus pour longtemps. Sa musique s’électrise et s’empare bientôt de toute nouvelle technologie à la disposition des interprètes. Soulignons le passage parmi ses rangs de deux de ses jeunes protégés, Chick Corea, admiré par le jeune Cusson, et Joe Zawinul, qui ne tardent pas à faire leur propre chemin vers la reconnaissance dans le milieu. Le second sera un des fondateurs de Weather Report, en 1971, un des premiers groupes de jazz fusion affirmé. Formation qui verra s’épanouir, entre autres, le talent d’un fabuleux bassiste très prometteur, Jaco Pastorius. Le genre de bassiste dont rêve secrètement le guitariste Cusson pour faire groover Eusèbe-Jazz.

Ce lundi soir, le bar la Mezzanine sur la rue Lindsay à Drummondville résonne de leur musique bourrée de testostérone. Alain Caron, dont le groupe est posté au club le Normandie non loin de là, profite de sa journée de congé pour aller entendre le phénomène local. Il sirote une consommation les oreilles grandes ouvertes, accumulant ses impressions. Des jeunes qui font du jazz, ce n’est pas banal au Québec. Il attend patiemment la fin de leur prestation pour discuter avec les musiciens. Il n’a pas vraiment d’idée précise derrière la tête, juste le sentiment que ces musiciens-là suivent une voie qui l’intéresse. Il veut en savoir plus. Quand les musiciens déposent enfin leurs instruments mettant fin à la soirée, Alain s’avance vers le guitariste qui semble être le leader du groupe. Alain trouve tout de suite du répondant chez son interlocuteur. La musique semble l’allumer tout autant. Le guitariste est curieux de l’entendre jouer. Avec Jean St-Jacques, ils se rendent dans sa chambre d’hôtel pour voir ce qu’il a dans le ventre. Dès les premières notes, des lumières s’allument. C’est qu’il a vraiment du talent! Ils se rendent compte en discutant qu’ils ont les mêmes visées, le même désir d’excellence et d’innovation. Soudain, un avenir se dessine. S’il existe un bassiste au Québec avec lequel ils pourraient conquérir le monde, c’est Alain Caron.


[1] Un des Hits 1977, par Rod Steward.

UZEB et moi – 3- Call me Al[1]

Publié: avril 22, 2024 dans Uncategorized, UZEB

Je déteste mon prénom. Parce que mon cousin Jacques le fait rimer avec « la pas fine », en récitant une ritournelle qui n’a rien d’édifiant. Et puis personne d’autre, dans mon école, ne porte ce prénom. Je trouve que ça fait un peu loser, toutoune, vieille fille. C’est con et injustifié de penser ça, je sais. De toute façon, les enfants ont le don de transformer les prénoms de leurs camarades pour les taquiner. Mon frère utilise celui d’une de mes poupées pour me narguer dans une comptine aliénante de son cru, qui est du même acabit que celle de mon cousin à mon égard.

Je dois être forte. Apprendre à me défendre toute seule. Il n’y a rien comme la famille pour nous préparer à affronter les réalités de la vie.

Étonnamment, c’est la nombreuse fratrie d’Alain Caron qui s’est davantage inquiétée quand il a annoncé son choix de carrière non conventionnel à ses parents. « Je veux vivre de la musique! » Comme il est petit dernier d’une famille de onze enfants, les plus vieux participent d’une certaine manière à l’éducation des plus jeunes, et ces derniers pensent donc avoir leur mot à dire dans sa décision qu’ils jugent irréaliste. Pourtant, ses parents, eux, acceptent d’emblée de lui faire confiance. Il faut dire que le cheminement s’est fait en douceur, coulant comme l’eau du fleuve bordant la municipalité de l’Isle-Verte où la famille a élu domicile. D’abord, il y a ce concours de guitare qu’il remporte à l’âge de onze ans. Il s’est retrouvé en finale à Rivière-du-Loup, où il est remarqué par des musiciens qui sont prêts à l’embaucher dans leur groupe. Mais onze ans, c’est quand même un peu jeune pour prendre une telle décision.

Alain poursuit donc sa scolarité et l’étude de la guitare. Quand il a quatorze ans, sa sœur qui chante dans un groupe appelé les Mousquetaires, propose de l’embaucher pour l’été comme guitariste. Ils joueront dans des clubs où ils feront danser les gens sur les derniers succès de l’heure. Le bassiste du groupe le prend sous son aile et l’initie à son instrument, jusqu’à lui proposer carrément d’occuper sa place au sein de la formation.

L’été s’achève, sonnant l’heure des grandes décisions. Alain annonce à ses parents qu’il ne retournera pas à l’école car il a compris que sa voie était celle de la musique. Il leur assure qu’ils peuvent lui faire confiance car il fera tout ce qu’il faut pour réussir. Alain n’a pas à plaider longtemps sa cause. Sa mère de tempérament artistique, elle-même musicienne, poète et un peu bohème, et son père qui a très tôt quitté le nid familial pour aller travailler sur les chantiers, comprennent assez rapidement que la démarche de leur fils est sérieuse. « Je te demande juste de nous faire honneur, de respecter mon nom », le somme son père. C’est peu dire que cet avertissement marque le jeune Caron de façon durable. À chaque poignée de main qu’il donne scellant un engagement, à chaque signature qu’il appose au bas d’un contrat, il sent qu’il doit tout faire pour ne pas trahir la confiance que ses parents ont mis en lui. La leçon est utile, puisqu’elle le pousse à se dépasser constamment.

Son père connaît la valeur du travail et le prix à payer juste pour survivre au quotidien. Ce n’est pas tout d’avoir du talent. Mais il a bien jugé l’esprit de combativité de son ambitieux fiston. Le jeune musicien découvre assez vite toute l’énergie qu’il faut déployer pour arriver à ses fins. N’a-t-il pas déjà réussi à se faire embaucher dans un groupe qui se produit dans les night clubs? Lui le p’tit cul de quatorze ans qui n’a même pas le droit de consommer dans les bars. On le prend dans le groupe, parce que le jeune a vraiment du talent et il bosse comme un débile. Et parce qu’il n’a pas hésité à troquer sa guitare pour une basse électrique, quitte à plonger sans bouée dans une toute autre approche musicale. Et tant qu’à le faire, il veut le faire entièrement. En étudiant, majoritairement de façon autodidacte, la technique de différents bassistes. Derrière son nouvel instrument, il se sent à sa place, en phase avec l’univers. Peu importe ce qu’on lui demande de jouer. « I wanna be a part of it! » Un jour, papa, tu seras vraiment fier de moi.

Alors qu’il s’échine à reproduire les lignes de basse des groupes en vogue, un disque d’Oscar Peterson tombe en sa possession et l’aiguille dans de nouveaux sillons. Jusqu’ici, le jazz était pour lui un concept plus qu’une réalité. La découverte de cette musique organique le fascine, le prend aux tripes. Il lui accorde pour l’instant le temps qu’on donne à une maîtresse, toujours soumis à ses obligations orchestrales qui lui permettent de gagner sa vie. Mais la passion pour le jazz s’implante durablement dans son cœur.


[1] Titre d’un album d’Alain Caron paru le 1er janvier 2000

1975

Je suis en train d’écrire un conte. Tous les jours, à l’école dès que j’ai terminé mes exercices de mathématique, je sors mon cartable rempli de feuilles lignées et je poursuis ma rédaction. C’est grisant. Surtout que j’agis à l’insu de mon professeur, car je ne sais pas si je peux compter sur sa discrétion. Je rougirais d’embarras si je devais divulguer la teneur de mes écrits devant mes camarades. Cela raconte l’histoire d’un chaton qui n’en fait qu’à sa tête et qui entraîne ses copains dans ses aventures. Bien entendu, sans l’aval de ses parents. Une bonne histoire implique souvent un héros qui se met en danger, qui brave l’interdit, qui se moque du qu’en dira-t-on. C’est intrépide et volontaire, un jeune chat…  

L’histoire commence à Drummondville, dans la ville natale du guitariste. Pour Michel Cusson, la ligne est tracée bien nette, à sa portée. Il n’a que treize ans et rêve déjà d’une carrière de musicien. Ses cours de guitare avec Jean-Marie Benoit le placent dans l’engrenage. Quand il ne joue pas de son instrument, il écoute de la musique et tente de comprendre comment les musiciens s’y prennent pour produire tels sons, construire telles phrases musicales. Si bien que deux années plus tard, il a déjà commencé à expérimenter la composition. Les lettres symbolisant des accords de guitare, il les voit dans sa soupe. La musique, il en mange. Toute tâche non associée à cette discipline est considérée comme un fâcheux contretemps. C’est décidé, il s’inscrira au nouveau programme de musique du cégep de Drummondville.

Il y retrouve son professeur de guitare, Jean-Marie Benoît, qui n’est d’ailleurs pas tellement plus âgé que lui. Trois années de gammes seulement les séparent. Et puis Jean-Marie a d’abord l’ambition de se réaliser en tant que musicien. Enseigner est un gagne-pain honorable comme un autre, en attendant la consécration. Composer l’intéresse vivement, alors il profite de son poste pour tester certains de ses arrangements auprès de ses élèves. Michel et son collègue Gaston Mandeville, se retrouvent dans leur tout premier cours à jouer en duo « l’Oiseau » popularisé par René Simard, ce qui n’est probablement pas leur tasse de thé, mais qui constitue une excellente anecdote dont ils pourront bien rigoler par la suite.

Michel, qui s’intéresse d’avantage au rock de Led Zeppelin et au jazz de Chick Corea, prend son mal en patience et profite de la leçon pour diversifier ses horizons. Tout agencement de notes est pour lui un défi lancé, une occasion de se surpasser, d’expérimenter. Toutefois, c’est en dehors des leçons qu’il s’éclate le plus. Dans des soirées de jams au bar la Mezzanine avec ses copains Jean St-Jacques, batteur, Luc Beaugrand, claviériste et Réjean Généreux, bassiste, alors qu’ils improvisent sur diverses musiques, n’échappant pas aux incontournables standards de jazz qu’on trouve dans tout bon fake book[1]. Et c’est dans ces soirées déjantées qu’il peut approfondir le plaisir de jouer avec d’autres. Ils expérimentent ensemble leurs propres arrangements. Déjà, les compères se distinguent des musiciens de jazz standards, avec leur son plus « rock ». Le groupe prend de l’assurance, s’inscrit à un concours d’orchestre jugé par François Cousineau et le remporte. Et si tout devenait possible pour eux, dès cet instant. S’il suffisait d’y croire. À partir de ce moment, tout peut arriver.


[1] Un fake bookest un recueil de lead sheets, qui sont des partitions représentant de manière synthétique les éléments caractéristiques d’un morceau : mélodie, harmonie et éventuellement paroles. Bref, ce recueil contient le minimum d’éléments nécessaires pour jouer un morceau en improvisant une interprétation en lecture à vue, autrement dit  » to fake it« .  Source Wikipédia.

UZEB et moi / Intro en sol mineur

Publié: avril 20, 2024 dans UZEB
Tags:,

Abitibi, 14 août 1976, ma mère installe les onze bougies requises sur mon gâteau d’anniversaire. Je les soufflerai bientôt en faisant un vœu digne d’une pré-ado. Il y sera question du souhait ardent d’obtenir différents objets absolument nécessaires à mon bonheur, évidemment. Quoi d’autre! Je n’ai pas encore de bien grands rêves, perdue dans mon petit village abitibien. Un terrain miné entre notre ferme de vaches à viande et le boulot de mon père dans une compagnie de forage, où il n’y a pas de place pour des vacances familiales. L’été est plutôt chargé de voyages de foin à engranger pour l’hiver. Il tire d’ailleurs bientôt à sa fin, annonçant le retour des autobus Blue Bird jaunes pétants, sillonnant les routes de gravillons en quête d’enfants à conduire à l’école. Alors, des vœux, je pourrais en avoir des tonnes, mais ils seraient petits. Comme aller à la plage Mercier, lieu par excellence de détente pour toute la famille, sauf ma mère qui doit organiser la boustifaille. Comme monter à Rouyn pour essayer les manèges de Beauce Carnaval et jouer à des jeux d’adresse pour gagner des animaux en peluche aux yeux globuleux. Comme aller à la cabane à patates frites ou bien au comptoir de crème glacée molle. Comme avoir mon vélo à moi pour ne plus avoir à partager l’unique bicyclette familiale avec mes frères et sœurs. Les voilà qui entament sans grande conviction la chanson d’usage : Bonne fêêête Francine… Je sens poindre l’ironie de la situation.

Entre en scène dans cette histoire, au même instant, mais à des centaines de kilomètres de la cuisine où trône la pâtisserie maintenant illuminée, un jeune musicien armé d’une guitare électrique bien accordée. Il vient d’ailleurs tout juste de s’en assurer. Le feu brûle dans son regard et il est résolument prêt à tout, imperméable à ce qui pourrait se passer de mieux ou de pire dans quelques instants. C’est qu’il est déjà branché sur son avenir et ceci n’est qu’une étape, puisqu’il a déjà plein d’idées à expérimenter en réserve. L’atmosphère est festive, les gens du public semblent de leur bord. Ce sera du gâteau! Voilà donc que se pressent dans les coulisses de tous les espoirs, un groupe de jeunes blancs becs gonflés d’adrénaline. Récemment, ils n’étaient encore liés que par un diplôme à obtenir au cégep où ils ont noué des relations musicales toniques. Leur groupe n’a même pas de nom. Il faut bien trouver quelque chose pour se présenter. Vite. Un regard sur le calendrier du local où ils attendent pour constater qu’aujourd’hui c’est la fête de saint Eusèbe. Allez, ce sera Eusèbe, heu… Eusèbe-Jazz! Le côté absurde de la situation leur plaît. Affaire classée. Jamais le jeune guitariste n’aurait pu imaginer que ce nom, en version légèrement améliorée, demeurerait à jamais accolé à sa personne, comme une seconde peau…

Bien que le guitariste en question semble un peu maigre et pas vraiment dérangé par une trop évidente musculature de super héros, on comprend vite que ce soir, il est invincible. Les musiciens prennent enfin position sur la scène. Et tous l’ignorent encore, mais ce concert sera à l’origine d’une séquence d’événements qui vont complètement chambouler plusieurs vies dont la mienne, d’une façon impensable alors. Même si pour l’instant le lien qui me relie au groupe ne dépasse pas cet anniversaire de naissance partagé.

Le guitariste de cette histoire répond à l’appel quand le nom de Michel Cusson est prononcé. Lui et les membres qui évolueront ensuite dans son groupe de jazz-rock en devenir, influenceront toute une génération de musiciens présentement en train de jouer avec leurs figurines Playmobil, en pyjama, dans un sous-sol aux murs couverts de faux-fini imitation bois où trône le bar du papa, dont la décoration polynésienne rivalise avec tous les Kon-Tiki bars de ce monde. Au Québec, on est à l’ère des grands projets et des barrières qu’on cherche à faire tomber pour élargir la brèche sur le monde entrouverte depuis Expo 67. À peine deux semaines après la cérémonie de clôture des Jeux Olympiques de Montréal couronnant un autre rêve du maire Jean Drapeau de faire entrer sa ville dans la cour des grands, pendant que René Lévesque, une cigarette coincée entre ses doigts jaunis, prépare la campagne électorale qui le mènera à la tête de la province aux commandes du Parti Québécois, prenant le beau risque de réussir enfin à donner une voix à la nation québécoise, un athlète de la guitare, un futur gagnant, se plante avec défi devant les spectateurs réunis dans une salle de l’école Labrecque d’Acton Vale en Montérégie. Décidément, les étoiles sont bien alignées cette année!