Prologue
Bilan. J’aurai bientôt cinquante ans. Je suis myope et célibataire. Ma vision de l’amour a été à jamais brouillée par une crise de coeur. On s’en relève, puisqu’il le faut. On reconstruit peu à peu les ponts avec sa vie. Mais on se rend vite à l’évidence que la circulation des sentiments ne se fera jamais plus comme avant.
Vieillir ne me fait pas peur. C’est cette « malédiction » qui pèse sur ma vie qui m’effraye. J’ai ouvert les guillemets pour ne pas que vous me croyiez folle. Parce que malédiction est un mot très vilain. De cette catégorie de termes qu’on ne peut pas employer à la légère. Alors je dois vous faire état de preuves tangibles. Les pires tuiles de ma vie me sont tombées dessus chaque fois que j’ai changé de dizaine. À deux jours de mes quarante ans, l’unique copie du manuscrit auquel je travaillais a été jetée par erreur par Sylvie, ma « meilleure » amie. Dix mois de travail tapissant le fond d’un dépotoir! Toutes ces nuits d’insomnies déchiquetées sans pitié par des mouettes rieuses! Il m’a fallu prendre cela avec philosophie sous peine de commettre un assassinat. Il paraît qu’un avortement spontané peut être causé par la présence d’un foetus non viable. Peut-être que ce livre aurait été un flop et qu’elle m’a évité une déconvenue. Quoi qu’il en soit, je n’aime pas quand le destin se permet de telles libertés avec la sueur de mon front, le sang dans mes veines, la chair de ma chair.
Lorsque j’ai atteint ma trentième année, presque tout ce que je possédais est parti en fumée dans l’incendie de mon appartement. J’habitais encore avec Sylvie à l’époque. Cela eut pour effet de mettre fin à une cohabitation qui, de toute façon, n’aurait pas fait long feu. Il en allait de notre amitié. Quelques divergences de points de vue menaçaient de mettre le feu aux poudres. Du coup, je me suis retrouvée sans feu ni lieu. Maurice, mon éditeur, m’a hébergée un moment, puis j’ai fait feu de tout bois et me suis mise à la recherche d’un nouveau logement. Fin de l’épisode.
La palme des malheurs va au passage de dix-neuf à vingt ans. Même si de neuf à dix ans c’était quand même pas mal, puisque j’ai failli mourir d’une péritonite aiguë. Pire que l’ombre de ma propre mort fut la perte de Jean, le grand amour de ma vie. C’est à partir de ce moment que j’ai commencé à écrire. Appelons ça une thérapie. Lorsqu’il est passé de vie à trépas, il y a trente ans, les psys étaient moins populaires. Réservés aux fous.
Depuis sa mort, j’ai fait une croix sur ma vie amoureuse. Cela peut paraître difficile à comprendre, mais pour moi, Jean représentait la crème de la crème. On dirait qu’un amour comme ça, on ne peut en avoir qu’un seul dans sa vie. Question de statistique. Je vis assez bien mon célibat. Je n’ai pas d’attentes envers les gens, seulement envers moi-même.
J’ai habité dix ans avec Sylvie. C’était quand même plutôt bien, sauf peut-être du côté intimité. Sylvie semblait chercher à rivaliser avec Casanova. Ce qu’il a pu défiler comme faune dans cet appartement : des poètes qui ne rimaient à rien, des cuisiniers aux petits oignons, des musiciens chanteurs de pomme, des vendeurs de rêve. Je crois qu’elle est amoureuse de l’amour. Lorsque la flamme baisse, elle va voir ailleurs. Elle a besoin de vivre constamment sur un high. Ça aurait pu être pire. Y’en a qui prennent de la drogue pour ça. Sylvie est une chic fille. Elle est comptable agréable.
Pour ma part, je trouve les hommes tellement pâles et sans intérêt lorsque je les compare à Jean. Si vous saviez le nombre de types que Sylvie m’a présentés. Une vraie marieuse. Plus fort qu’elle. Comment pourrais-je lui en vouloir aujourd’hui? Vous en avez beaucoup des amis qui vous sont fidèles depuis trente ans? Quelque chose de rare, de précieux.
Sitôt que j’ai eu les fonds nécessaires, je me suis achetée un condo à Montréal, sur le fameux Plateau Mont-Royal. C’est près de tout, c’est central. Il y a des tas de petites boutiques où les objets les plus farfelus rivalisent en originalité, en couleurs et surtout en prix. On y déguste une cuisine issue des quatre coins de la planète dans un décor exotique et recherché. C’est un grand village au milieu de l’anonymat urbain.
Je suis donc devenue écrivaine par nécessité. J’écris comme d’autres se jettent corps et âme dans leur boulot pour éviter de réfléchir à leur misérabiliste vie. Je suis une droguée des mots. Mais on dirait qu’aujourd’hui, ça ne me suffit plus. J’ai dû développer une accoutumance. Ça sent les choses à régler avec le passé.
L’Abitibi me manque. Ça fait trente ans que je n’y ai pas mis les pieds. Depuis la mort de… vous savez qui. J’y ai habité seulement les dix-neuf premières années de ma vie et pourtant elles me sont entrées dans le corps. On ne se défait pas comme ça de ses racines, il faut croire. Mais j’hésite à retourner là-bas. Je ne suis pas partie en bons termes avec la région.
J’ai quelques nouvelles de ma famille par ma petite soeur Marie, la seule personne avec qui je suis demeurée en contact. Elle m’assure qu’il est inutile de penser me pointer à la maison. Pour mes parents, je suis rayée de la liste, une paria. Ils ont cessé d’accumuler les tourments à mon sujet, considérant le fait que moi, je ne m’inquiétais pas d’eux. Ce qui est faux, bien entendu. Mais j’ai fait jurer à ma soeur de ne pas leur dire que je demande régulièrement des nouvelles.
C’est parfois difficile de vivre avec les conséquences de nos actes. J’aurais dû réfléchir avant de m’enfuir. J’ai toujours été trop prompte à réagir. Mais je n’en pouvais plus qu’on me parle de Jean avec ce regard faussement sympathisant. Quand il est mort, fallait que je décampe ou c’est ma santé mentale qui prenait le bord. Je suffoquais.
Par la suite, je me suis mise à vénérer tout objet lui ayant appartenu comme si c’était une sainte relique. Comme par exemple, ses lunettes d’aviateur. Elles ont un large élastique et ressemblent vaguement à des lunettes de natation. Le genre de machin que portaient les pilotes de biplan, foulard au vent. Les verres sont teintés jaune. Ce devait être un modèle unique ou expérimental. Je n’en avais jamais vu d’autres comme ça auparavant. Mais pour ce que j’y connais en lunettes d’aviateur. En les portant, c’est comme si je voyais la vie à travers ses yeux. Comme si je permettais à son âme de continuer à explorer le monde. Jean rêvait de parcourir la planète pour venir en aide à tous les miséreux. Saint-exubérant!
Je garde toujours ses lunettes près de moi lorsque j’écris, comme un porte-bonheur. J’ai parfois l’impression désagréable que sans elles, je ne serais pas en mesure d’aligner deux mots, que je leur dois tout. Alors je vis dans la crainte perpétuelle de les perdre ou de me les faire voler.
(…)
droits d’auteur Francine Gaulin
Des lunettes pour l’aveu
Fiction
197 pages
Terminé en 2007